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littérature allemande - Page 3

  • Comment

    Hesse Le loup des steppes.jpg« Comment ne pas devenir un loup des steppes et un ermite sans manières dans un monde dont je ne partage aucune des aspirations, dont je ne comprends aucun des enthousiasmes ? Je ne puis tenir longtemps dans un théâtre ou dans un cinéma ; je lis à peine le journal et rarement un livre contemporain ; je suis incapable de comprendre quels plaisirs et quelles joies les hommes recherchent dans les trains et les hôtels bondés, dans les cafés combles où résonne une musique oppressante et tapageuse, dans les bars et les music-halls des villes déployant un luxe élégant, dans les expositions universelles, dans les grandes avenues, dans les conférences destinées aux assoiffés de culture, dans les grands stades. Non, je ne suis pas capable de comprendre et de partager toutes ces joies qui sont à ma portée et auxquelles des milliers de gens s’efforcent d’accéder en se bousculant les uns les autres. »

    Hermann Hesse, Le loup des steppes            

    Couverture : Anton von Webern (détail) par Max Oppenheimer, 1909

  • Le Loup des steppes

    Il y a presque un siècle que Le Loup des steppes de Hermann Hesse (1877-1962) a été publié, en 1927. L’écrivain suisse de langue allemande, qui prête ses initiales à Harry Haller, l’homme-loup, y exprime entre autres sa haine du nationalisme – pour lui, un ferment de guerre : l’histoire lui a donné raison.

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    La traduction française du roman (ici par Alexandra Cade) est précédée d’une réponse en 1931 à la critique de « R. B. » : « […] il n’est pas exact de dire que l’on ne peut pas vivre d’après les principes dont je me suis fait le défenseur. Je ne prends fait et cause pour aucune doctrine constituée dont les formules seraient définitives, je suis l’homme du devenir et des métamorphoses […]. »

    Dans une longue préface, « l’éditeur » présente des carnets que lui a laissés un homme dit « le Loup des steppes », la cinquantaine, locataire d’une mansarde chez sa tante. Il l’a rencontré, ils se sont parlé, ce qui permet à l’éditeur-neveu de décrire le décor particulier de son logement : tableaux, dessins, illustrations de journaux, livres débordant d’une grande bibliothèque, posés partout, cendriers, bouteilles, bref « un désordre pittoresque ».

    Sous « Les carnets de Harry Haller », un récit à la première personne, figure une mention : « Réservé aux insensés », dont la signification apparaîtra plus loin. « J’avais passé le temps, je l’avais doucement tué grâce à mon art de vivre primitif et farouche » : ni exaltante ni mauvaise comme quand il souffre de la goutte, sa journée médiocre éveille en lui « un désir sauvage d’éprouver des sentiments intenses, des sensations ». Aussi, plutôt que de se coucher, il préfère enfiler son manteau pour aller boire « un petit verre de vin » à la taverne.

    Lui, « le Loup des steppes apatride et l’adversaire solitaire du monde des philistins », a horreur du contentement bourgeois, bien qu’il apprécie ces foyers de propreté paisible pour y loger. Au premier étage, il s’arrête devant un araucaria sur une sellette : ce palier « plus impeccable » que les autres lui semble « un petit temple éclatant de l’ordre ». Mais il ne supporte pas le mode de vie, la mentalité, les distractions bourgeoises et se sent  comme « un animal égaré dans un monde qui lui est étranger et incompréhensible. »

    Harry le noctambule apprécie la tranquillité du quartier dans l’obscurité. Sur un vieux mur de l’autre côté de la ruelle, il remarque un « petit portail en ogive » auquel il n’a jamais prêté attention et traverse pour déchiffrer l’annonce de son panneau lumineux : « Théâtre magique / Tout le monde n’est pas autorisé à entrer » puis « Réservé----aux----insensés ! »

    La porte ne s’ouvrant pas, il continue son chemin vers le petit café vieillot dont il est un habitué depuis son premier séjour dans cette ville, vingt-cinq ans plus tôt. Un « havre de paix » pour une heure ou deux, à boire du vin d’Alsace et à manger, ce qui le met de bonne humeur et réveille les images accumulées dans son cerveau : des anges de Giotto, Hamlet et Ophélie, un temple…, comme s’il cherchait « à retrouver, sur les ruines de sa vie, un sens volatilisé ».

    Au retour, il croise une espèce d’homme sandwich. Sa pancarte promet une soirée anarchiste, du théâtre magique, en écho à l’annonce antérieure sur le portail ; quand il l’interpelle, l’homme se contente de lui donner un petit ouvrage. Rentré chez lui, Harry en découvre le titre sur la couverture : « Traité sur le Loup des steppes. Tout le monde n’est pas autorisé à lire. »

    C’est son portrait : un être « insatisfait », loup et homme, qui comme beaucoup d’artistes commence à vivre le soir, libre mais seul, suicidaire, antibourgeois menant une existence bourgeoise. Un homme divisé, dont le moi n’est pas un, mais cent, voire mille ! Lui qui adore Mozart et déteste le jazz, lui qui a perdu sa réputation, son argent, sa femme, ne voit presque plus sa maîtresse, guetté par l’hallucination voire la démence, s’est souvent promis dans le désespoir d’en finir un jour avec la vie – cette porte de sortie le rassure.

    Harry se révèle au lecteur lors des rencontres qu’il raconte ensuite : un dîner chez un ancien collègue, une conversation avec une jeune femme pâle et aimable à la taverne qui partage ses pensées sur la vanité de l’existence mais goûte la vie à pleines dents. C’est elle, Hermine, qui va l’entraîner dans son sillage au théâtre magique et l’initier au véritable jeu de la vie et de la mort.

    Le loup des steppes est le récit tourmenté d’un homme cultivé jadis idéaliste, qui rejette la société et souffre de ses propres contradictions, de l’absurdité de son existence, qui rejette toute morale imposée. Ce roman fantasmagorique et d’une mélancolie profonde n’a pas fini d’interpeller ses lecteurs. Toute l’œuvre de Hesse est une « variation sur un même thème » : « quelle est la clef de l’homme ? ou encore : l’homme n’a qu’une seule vie, qu’en faire ? » (Encyclopedia Universalis)

  • Soutine par la fin

    Mon dernier rendez-vous avec les toiles de Soutine, c’était à l’Orangerie en 2012. La couverture choisie par Le Bruit du temps pour Le dernier voyage de Soutine (2016), un roman de Ralph Dutli (traduit de l’allemand (Suisse) par Laure Bernardi), m’a donné envie de retrouver le peintre des blancs, des rouges, des verts. Comme Dominique Rolin l’avait fait pour Bruegel dans L’Enragé, l’auteur a choisi de raconter sa vie et de parler de son œuvre en commençant par la fin.

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    En couverture : Chaïm Soutine, Paysage avec personnage (La route blanche),
    Paris, Musée de l'Orangerie

    Le 6 août 1943, c’est dans un fourgon mortuaire que Soutine quitte Chinon, un « mort vivant » qu’il faut transporter jusqu’à Paris pour qu’on l’y opère d’un ulcère aggravé. Il faut éviter les carrefours où l’occupant contrôle les voyageurs, le peintre juif est recherché. On l’a enveloppé d’un linceul blanc sur le brancard, au cas où. Cela fait longtemps que son ventre déchiré le torture, aucun remède n’a fonctionné. Seul le lait l’apaise. Les derniers jours, son rituel de destruction des œuvres par le feu ne lui a apporté aucun soulagement. « Personne n’a compris le rituel. Pas un peintre, pas Zborowski, pas les deux femmes des dernières années, ni Mademoiselle Garde ni Marie-Berthe. Et personne ne pouvait le retenir. »

    A la clinique de Chinon, aux urgences, le médecin a voulu opérer Soutine sur-le-champ, mais son « ange noir », Marie-Berthe Aurenche, effrayée par l’intervention annoncée, veut qu’on le transfère à Paris où il aura un meilleur spécialiste qu’en province. Quand le médecin, qui a reconnu le nom de la deuxième épouse de Max Ernst, évoque Montparnasse à l’époque où il s’enthousiasmait pour les surréalistes, il a dit « ce qu’il ne fallait pas », elle ne supporte plus d’entendre prononcer son nom. Depuis trois ans, la « muse des surréalistes » est la compagne de Soutine. Elle obtient qu’on le conduise à Paris dans le XVIe, à la maison de santé Lyautey. On fait à Soutine une piqûre de morphine généreuse, pour qu’il supporte le voyage. Ma-Be reçoit une blouse blanche d’infirmière. On expliquera si nécessaire qu’il n’y avait plus d’ambulance disponible.

    C’est à partir de ce que Soutine perçoit de ce voyage interminable puis du « paradis blanc » de la clinique parisienne – la morphine l’a délivré de la douleur – que Dutli raconte les souvenirs, les rêveries du peintre, une succession d’images, de rencontres, de combats avec la toile et avec ses maux, où surgissent les personnes qui ont compté à ses yeux, les amis artistes, les femmes de sa vie, les lieux où il a vécu et où il s’est caché, ce et ceux qu’il a peints, les œuvres critiquées ou reconnues, les toiles détruites…

    Dutli écrit l’histoire personnelle de cet enfant juif, l’enfant souffre-douleur de Smilovitchi (près de Minsk), orphelin à neuf ans, qui voulait peindre malgré les interdits religieux, devenu ce peintre ami de Modigliani à La Ruche, cet artiste juif qui refuse de porter l’étoile jaune et se fait invisible en déménageant sans cesse avant de quitter Paris, la ville tant désirée et aimée. La ville sans pogroms, pensait-il. Fini de s’y cacher en buvant du lait à la poudre de bismuth et en écoutant les disques de Bach de la chanteuse Olga Luchaire.

    Dutli rencontre Soutine pour la première fois dans un café en 1931, pour une série d’articles qu’un homme d’affaires lui a commandés sur « les Juifs célèbres de Paris ». A ses questions, ce sont les amis du peintre qui répondent, lui ne dit rien, « perdu dans ses pensées, enveloppé dans la fumée de sa cigarette… » A la Rotonde, écoutant les conversations, il a capté un jour une proximité intéressante : « En français couleur et douleur sont si proches. »

    Dans Le dernier voyage de Soutine, ce poète et essayiste suisse de langue allemande qui a beaucoup écrit sur la poésie (il a traduit du russe Mandelstam, Tsvetaïeva, Brodsky) mélange de façon convaincante l’histoire et la fiction. L’hôpital où pour la première fois le peintre vit sans douleur est en même temps une prison ; un mystérieux médecin lui promet la guérison s’il renonce à la couleur…

    Alors que Dominique Rolin, dans L’Enragé, fait parler Bruegel à la première personne, Ralph Dutli suit les conseils d’un témoin inattendu croisé au cimetière Montparnasse, sur la tombe de Chaïm Soutine : le vieil homme prétend avoir été là pour son enterrement, le 11 août 1943, alors que seuls Picasso, Cocteau et Max Jacob y étaient, et deux femmes, Gerda Groth et Marie-Berthe Aurenche. L’homme le met en garde : « Chaque tête est différente des autres. L’homme est plein de contradictions, rien n’est prévisible. (…) Ce n’était pas lui. Il est un autre. » Surtout pas de monologue intérieur, ne rien faire dire à un homme taciturne. « Jamais de je, rien que du il. Jamais de pur passé, rien que du présent impur. »

  • Sans parler

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    Bernard Schlink, Olga

  • Olga en trois volets

    Pour faire le portrait d’un personnage… Olga de Bernard Schlink (traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, 2019) raconte en trois volets la vie de son héroïne : une petite fille pauvre pleine de curiosité pour le monde et qui, grâce à la voisine qui gardait volontiers cette enfant silencieuse, « apprit à lire et à écrire avant même d’aller à l’école ».

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    Son père débardeur et sa mère blanchisseuse morts du typhus, Olga Nowak est confiée à sa grand-mère, en Poméranie. Mécontente de son prénom slave, celle-ci veut l’en faire changer pour un prénom allemand, mais la petite résiste. Elle veut avant tout apprendre : elle lit tout ce que l’instituteur lui prête, elle apprend à jouer de l’orgue avec l’organiste. Sinon, « elle n’était pas vraiment intégrée ».

    Herbert est le fils de l’homme le plus riche du village. Pour ses sept ans, il reçoit un border collie et ils courent ensemble « par monts et par vaux ». Sa sœur Viktoria a un an de moins. Tous deux sont orgueilleux et sensibles à l’intérêt d’Olga pour leur monde – ils deviennent amis. Si en grandissant, Viktoria ne rêve que d’élégance, Olga a un seul vœu : devenir institutrice. Une fois sa sœur partie en pension, Herbert se rapproche d’Olga qu’il trouve souvent occupée à lire.

    Un jour, il se déclare devenu athée, ils en discutent, ou de l’infini. Pour le garçon, son monde est trop limité, il veut plus, aller plus loin, et une fois que son précepteur lui a parlé de Nietzsche, « devenir un surhomme, sans trêve ni repos », rendre l’Allemagne grande et devenir grand avec elle, « même si cela devait exiger d’être cruel envers lui-même et envers autrui. »

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    Olga et Herbert tombent amoureux l’un de l’autre, mais les Schröder ne voient pas cela d’un bon œil, surtout Viktoria, qui ne veut pas que son frère invite Olga pour la Saint-Sylvestre et la déconsidère aux yeux des jeunes gens de la vieille noblesse. Mais le feu d’artifice attire tout le village et Olga retrouve Herbert pour  lui souhaiter une bonne année : ce sera celle de son entrée à l’école normale d’institutrices de Posen, où elle est reçue avec mention. Lui, après avoir passé son bachot, entre au régiment de la garde et, avec sa première solde, lui offre ce dont elle rêvait depuis longtemps : un stylo noir F. Soennecken.

    La première partie du roman raconte à la troisième personne, de l’enfance à la retraite, la vie d’Olga devenue institutrice et celle d’Herbert qui rejoint le corps expéditionnaire dans le protectorat allemand d’Afrique du Sud-Ouest, une aventure coloniale qu’Olga désapprouve, tout en sachant qu’Herbert va où il veut, de toute façon. Comme une femme de marin ou de soldat, elle se fait à sa vie solitaire et à leur correspondance. Viktoria manigance pour la faire muter loin de chez eux, au nord de Tilsit, en Prusse-Orientale, « au bout du monde ».

    Herbert aime le désert et lui écrit des lettres « plus journalistiques et plus bravaches qu’elle n’aurait souhaité », mais Olga est heureuse, travaille à l’école et au jardin, tient l’orgue le dimanche, se lie avec une famille de fermiers et en particulier avec Eik, le petit dernier. Quand Herbert vient la voir, excité par la bataille avec les Hereros puis atteint du typhus dont il guérit, elle lui présente la fermière et le petit qui aime jouer avec elle, mais Herbert ne s’intéresse pas à eux. Ses parents le déshériteront s’il épouse Olga, il repart pour faire « de grandes choses, il ne savait pas encore lesquelles ».

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    Argentine, Brésil, Sibérie… Olga vit comme « la maîtresse dans la vie d’un homme marié ». Obsédé par l’Arctique, Herbert met sur pied une expédition vers le pôle Nord. Elle lui écrit poste restante à Tromsø, et continue même quand il ne répond plus et que le journal annonce des défections, l’abandon du bateau immobilisé dans la banquise. Eik devient architecte. Olga n’en revient pas quand il lui annonce en 1936 qu’il est entré dans les SS. Devenue sourde à la suite d’une grippe, elle est mise à la retraite à cinquante-trois ans. La guerre l’oblige à quitter son village, le service des réfugiés lui trouve une chambre en ville où elle fait de la couture dans quelques familles.

    Le deuxième volet est le récit de Ferdinand, le plus jeune garçon de la dernière famille chez qui elle coud. On le lui a confié parce qu’il est souvent malade, souffre d’otites et de bronchites : Olga s’assied près de lui, lui raconte des légendes, des contes populaires ou les aventures d’Herbert. Elle se met bien en face de lui pour lire sur ses lèvres et elle restera sa confidente quand il ira au lycée, heureuse de leurs discussions, mais mécontente de ses mauvaises notes : « Ne pas apprendre quand on en avait la possibilité, c’était se montrer bête, enfant gâté, prétentieux. » Ils seront amis pour la vie et c’est Ferdinand qui, dans la troisième partie, mettra la main sur les lettres d’Olga à Herbert.

    Bernard Schlink donne dans Olga un très beau portrait de femme qu’on n’oubliera pas, tout en peignant une époque, une société et ses clivages, des relations fortes comme on en a peu dans la vie, le bonheur de s’être trouvés.